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Forum européen de bioéthique

A la recherche des datas cachées

Quel humain pour demain ?dossier
Le collectif PersonalData. IO, animé par des chercheurs et ingénieurs militants, prône «l’autodétermination numérique». Son but : pousser les travailleurs et usagers des plateformes à reprendre le pouvoir sur leurs données personnelles, et à les valoriser collectivement.
par Benjamin Leclercq
publié le 5 février 2024 à 3h05
Clonage, séquençage du génome, médecine personnalisée, data… Les technologies bouleversent nos vies et nos sociétés. La quatorzième édition du Forum européen de bioéthique, dont Libération est partenaire, aura pour thème «l’Intelligence artificielle et nous». En attendant l’événement, du 7 au 10 février à Strasbourg, Libération publiera dans ce dossier une série d’articles sur les thématiques abordées.

C’est une matière invisible, qui nous échappe et circule allègrement, à l’insu de nos clics et de nos yeux. Chacun d’entre nous en produit quotidiennement, en quantité croissante, sans pour autant en connaître ni en maîtriser la destinée. D’autres le font pour nous, massivement et à leur profit. Un cas, parmi tant d’autres : le goinfre Facebook, démasqué par une récente étude de l’association américaine Consumer Reports, parue en janvier 2024. Pour chaque utilisateur, a-t-elle calculé, Facebook reçoit des données provenant de… 2 230 entreprises en moyenne.

Et si ce grand marchandage de nos vies numériques, qui rythme (et guide) nos tribulations sur Google, Netflix, Uber et autre Tinder, n’était pas une fatalité ? Et si nous reprenions le contrôle sur nos données ? C’est précisément pour mener ce combat que s’est constitué, en 2018, PersonalData. IO. Fondé à Genève par le mathématicien belge Paul-Olivier Dehaye, l’un des experts à l’origine du scandale Cambridge Analytica (une vaste fuite de données impliquant justement Facebook), ce collectif d’experts et activistes européens s’échine, en s’appuyant sur des relais et partenaires de la société civile (éducateurs, journalistes, associations, syndicats, etc.), à alerter et armer les citoyens contre l’intense prédation organisée sur leurs données.

«Les algorithmes se nourrissent de qui l’on est»

Cette âpre bataille pour «l’autodétermination numérique» passe par deux grands canaux, détaille Paul-Olivier Dehaye : «Faire valoir nos droits individuels sur les données personnelles [en somme faire appliquer le RGPD, ndlr] mais aussi et surtout rendre ces données collectivement utiles.» Pour y parvenir, PersonalData s’appuie sur une équipe pluridisciplinaire, au sein de laquelle on trouve un professeur en systèmes d’information et services informationnels, un docteur en droit, une data scientist, un médiateur socio-éducatif, ou encore une juriste et déléguée à la protection des données (DPO).

Le sujet, pour ces data activistes, est bel et bien politique. «Les algorithmes se nourrissent de qui l’on est, mais aussi de notre contexte : ce qu’on lit et consomme, où nous allons, si l’on est vacciné ou pas, si l’on a fait du sport cette semaine et si oui combien de fois, etc. Ce contexte donne à de nombreux acteurs, commerciaux mais aussi étatiques, le pouvoir de nous dire “regarde ici, achète cela, lis ceci”», décrypte Jessica Pidoux, sociologue du numérique, connue notamment pour ses éclairants travaux sur les algorithmes des applis de rencontres, et directrice du collectif. «Les données personnelles, résume Paul-Olivier Dehaye, c’est une microcession constante de pouvoirs sur soi-même. Et c’est sur cette distribution du pouvoir que nous voulons agir.»

«Un moyen de lever le voile sur l’économie de l’attention»

Premier public cible, donc, les citoyens. Récupérer ses données étant une gageure pour les néophytes, PersonalData a conçu des tutoriels, ainsi qu’un outil qui formalise à notre place les requêtes. «Bonjour cher-e responsable des données de Libération /Google /LinkedIn», commence ainsi le mail prérempli pour nous par l’outil, et qu’il n’y a plus qu’à envoyer. Reste, pour qui reçoit ses données, à savoir les faire parler… «Celles-ci sont compilées dans un fichier illisible, impossible à appréhender tel quel», témoigne Jessica Pidoux. Les ingénieurs de PersonalData ont donc bâti l’instrument idoine : «Un outil en ligne et gratuit, qui permet de visualiser et comprendre ses données, via des diagrammes statistiques.» L’internaute charge son fichier sur la plateforme et découvre à quelle sauce il a été mangé. Matraquage publicitaire, désinformation, géolocalisation, ciblage par intérêts, acteurs ayant partagé vos données… «C’est un moyen de lever le voile sur l’économie de l’attention, et de comprendre comment l’IA digère et influence nos comportements», explique la sociologue. Un autre outil, Dating Privacy, propose aux usagers de charger leurs données Tinder, pour les analyser et mieux saisir le fonctionnement de l’appli. Afin de sensibiliser les jeunes, le collectif a par ailleurs développé des ateliers dédiés aux 18-25 ans animés à Paris, Genève ou Bruxelles par des formateurs spécialisés.

L’ambition de PersonalData dépasse cependant la simple récupération et analyse des données individuelles. «L’étape suivante est de créer, via les sciences participatives, de nouveaux modèles, collectifs, démocratiques, de gouvernance des données», souligne Jessica Pidoux ; «car si les plateformes innovent grâce à nos données, pourquoi pas nous ?» «Défendre nos droits, améliorer nos systèmes de santé ou de mobilité… si nous les mutualisons, nos données ont le pouvoir de faire bien autre chose que de payer la quatrième île de Mark Zuckerberg à Hawaï», conclut Paul-Olivier Dehaye, qui cofinance lui-même l’association, grâce notamment à Hestia.ia, la société spécialisée en stratégie d’IA et gestion de données qu’il a fondée en 2021.

Un collectivisme des données mis en pratique lors d’une expérience inédite, menée depuis deux ans aux côtés d’une communauté particulièrement malmenée par la rudesse des plateformes : les chauffeurs Uber. Main dans la main avec les syndicats, PersonalData a aidé ces travailleurs de l’ombre à récupérer, analyser et objectiver leurs données de connexion, dans leur propre intérêt. De décembre 2022 à décembre 2023, lors d’ateliers hebdomadaires à Paris et Genève, les chauffeurs et des développeurs militants se sont ainsi employés à co-coconstruire des outils pour valoriser cette mine d’or. Comprendre comment l’algorithme attribue les courses et fixe leur prix, calculer le temps de travail réel grâce à la géolocalisation, détecter des erreurs, décrypter un management abusif… « Les plateformes ont construit leur domination sur l’opacité des données. En explicitant celles-ci on change ce rapport de force », souligne Paul-Olivier Dehaye. Forts de ce soutien, les chauffeurs Uber ont pu, leurs données sous le bras, attaquer Uber aux Prudhommes pour rétablir leurs droits.

Si le potentiel de ces collectifs de données reste encore à explorer, ils ouvrent des pistes réjouissantes, prédit le collectif. Dans le cas des chauffeurs Uber, par exemple: pourrait-ce les aider à créer et faire tourner une coopérative ? A améliorer l’exercice du métier ? Ou encore permettre aux villes de mieux organiser leur mobilité ? « La donnée a le pouvoir de créer des communautés et de résoudre des défis collectifs, et de nous projeter dans un futur où l’IA sert l’intérêt général, conclut Jessica Pidoux. Il est grand temps de s’en saisir. »

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